Le crime ne paie pas au Baileys Cream [PV Lev]

Jack avait merdé.

La pluie d’or qui s’était abattue sur ses multiples comptes avait autant de réalisme que celle qui ravissait actuellement des milliers de rêveurs dans les rues de Kazinopolis. Il avait tenté de doubler les mauvaises personnes et la prochaine fois qu’il recevrait quelque chose, ce ne serait pas un virement mais une balle.

Cette pensée le faisait frémir. Il reporta son attention sur son interlocuteur.

— Céd de Zamora, c’est ça ? Combien vous voulez pour vos services ?
— Tout ce qui a été négocié avec ma guilde est figé, il ne reste plus qu’à discuter des détails techniques. Ma cible est donc bien une dénommée Lev, qui se trouve actuellement ici à Kazinopolis. Et vous voulez que je lui dérobe un objet de moindre valeur, d’où nos honoraires plutôt bas. C’est bien ça ?
— Euh, et bien… comment dire...

Céd haussa un sourcil, sous l’ampleur du choc. Le jeune ado avait l’air à peine moins endormi que d’habitude, là où une autre personne aurait peut-être recraché le contenu de son verre ou chuté de son tabouret.

— Vous avez menti à la guilde et tentez de transformer un banal vol d’objet en protection de personne. Plus exactement, de votre personne.
— Je vous demande de voler une personne, moi en l'occurrence, dans le cas où cette Lev mettrait la main sur moi. Je ne peux plus supporter de rester dans la Famille, j’ai vu des choses… horribles. Je veux juste en sortir et me repentir mais on ne quitte pas la Famille...  
— Et donc vous avez insisté pour embaucher un très jeune voleur en espérant que son empathie soit plus exacerbée que celle de ses pairs. Plutôt malin de votre part.
— Euh...

Céd repoussa son verre de jus d’orange du bout des doigts et se leva de son tabouret de bar avec un certain regret. C’était la version onirique du Christopher Knight Home Ogden en cuir noir, on y était extrêmement bien assis. Il regrettait d’avoir proposé au gus de le rejoindre au Baileys Cream. Un tel cancrelat n’avait pas sa place dans un tel établissement, jouxtant l’un des casinos les plus peuplés de Kazinopolis.

L’homme-labrador qui répondait au nom de Jack n’avait plus beaucoup de nuits à vivre et ce n’était pas le problème de Céd.

— Vous n’allez pas me venir en aide ?
— Non. Bonne continuation, je compte sur vous pour régler l’addi...

La porte du bar s’ouvrit avec fracas, coupant Céd en pleine tirade. Jack eut immédiatement le réflexe de se dissimuler derrière le corps mince de l’ado tandis que l’esprit du Voyageur analysait la situation.

Trop tard pour le plan C, je n’aime pas les plans A et B, en avant pour le plan D, pensa Céd.

— Ne me tuez pas !

D comme Discuter, se Débarrasser d’un certain Jack puis Déguster un second jus. Le jus de poire royale lui avait toujours fait de l’oeil.

Rectification, la porte ne s’ouvrit pas avec fracas. Céd n’avait pas le sens des réalités. Une porte qui s’ouvre avec fracas, c’est une porte qui va venir frapper le mur en étant poussé un peu forte, sans sortir de ses gonds. Là, la porte s’était carrément envolée jusqu’à venir percuter de plein fouet un pilier de bar régulier du nom de Jimmy.

Le gérant s’était donc arrêté, interdit, avant d’essayer d’identifier la source de la menace. Caresser le fusil à pompe qu’il dissimulait derrière le bar le rassura : si sa vie était en danger, il aurait de quoi se défendre. Il commençait à en avoir marre qu’une partie de sa clientèle se fasse liquider : c’était mauvais pour les affaires et les morts ne réglaient pas leur ardoise. D’un autre côté, il tenait beaucoup trop à la vie pour prendre le risque d’intervenir. Il allait vraiment falloir qu’il se mette à recruter un videur.

Du côté de Céd, il avait Jack dans son dos et dévisagea la nouvelle venue, s’apprêtant à lui parler quand… il réalisa qu’elle n’en avait rien à foutre de lui. Elle arracha Jack sans ménagement, le mafieux se mit à lui donner du “Madame” et Céd observa la scène en sirotant son reste de jus d’orange.

Sluuuuurp !

C’était bien sonore, digne d’une onomatopée de roman de gare.

La nouvelle venue se mit elle à siffler entre ses dents des “Tss, tss, tss”, comme pour balayer les supplications de Jack et Céd accentua ses slurpements. Il avait l’impression d’être devant un film de mafieux. Il pouvait presque entendre la musique de Nino Rota.

Le plan D avait trop bien marché, il n’avait même pas eu besoin à ouvrir la bouche. Si bien marché qu’il n’avait plus envie de le suivre. La jeune femme avait l’intention d’emmener Jack ailleurs mais Céd voulait voir la suite du film. Il se mit donc à les suivre et à s’approcher de la jeune femme.

— Excusez-moi, Madame, peut-on payer avant de partir ? Jack était supposé m’inviter à déjeuner pour discuter de notre contrat.

Avec son verre de jus d’orange et sa paille dans la bouche, Céd était en totale décalage avec la tension ambiante.

La réponse de la dame fut un brin cinglante. Elle semblait agacée. Céd se fit la réflexion que la créature n’était pas très patiente et qu’il devrait faire gaffe à son comportement en sa présence. Il avait bien fait de lui donner du “Madame”.

— Mais s’il est fauché, comment comptait-il s’offrir mes services auprès de ma guilde ? Attendez, laissez-moi deux secondes pour payer, répondit-il juste après le “C’est hors de question.” de la jeune femme.

Céd avait bien compris que la geôlière de Jack était récalcitrante au fait qu’il la suive, tout comme son père ne voulait pas que sa mère reste boire un verre avec ses copines, les jeudis soirs après son cours de pilate. Et que faisait sa mère ? Elle ignorait les remontrances de son père car elle était libre. Céd était libre de la suivre, tout comme il était libre de laisser sur le comptoir 300 EV.

— Je laisse ça pour la porte et pour une brique de jus de poire royale. À emporter.

C’était pas de sa faute si la porte était cassée mais il appréciait trop le Baileys Cream et son tenancier pour partir sans payer. On était censé le payer grassement pour commettre un vol et voilà qu’il commençait la soirée avec un déficit net de 300 EV.

Décidément, le crime ne payait pas au Baileys Cream !

Le tenancier délaissa son fusil à pompe pour le servir et le remercia généreusement. Il lui offrit même un second jus “on the house”.

Pendant ce temps, Madame Hulk lui disait qu’elle ne savait pas qui il était, qu’elle n’avait pas son temps, qu’elle n’était pas là pour l’amuser ou autre. Bref, qu’elle avait du boulot. De son côté, Jack regardait Céd avec des yeux de merlan frit. Céd lui rendit un regard inexpressif tout en sirotant sa première brique.

— sluurp Non mais ne vous inquiétez pas Madame, vous n'avez qu'à faire comme si je n'étais pas là. Je ne veux pas m'amuser, je veux juste en savoir plus sur votre boulot et surtout m'assurer de mes propres yeux que ce mauvais payeur n'importunera plus jamais ma guilde.

Et sans vraiment attendre de réponse de la part de la dame, Céd se dirige d’un pas pressé vers la sortie de l’établissement.

— Je pars devant, je vais nous trouver une ruelle à l'abri des regards. Slurp, slurp

Céd espérait que le duo le suivrait. Il avait l’intuition que la seule manière de venir à bout de cette créature récalcitrante, c’était d’en titiller la curiosité. Elle le prenait pour un gosse. Elle n’avait pas tort, il était un gosse. Mais il était également bien plus qu’un gosse : un cerveau qui se servait de son apparence de gosse pour commettre des actions dangereuses et s'en tirer à bon compte.

Elle va peut-être vouloir en profiter pour me tuer. Mais ce serait dommage de passer à côté d’une telle occasion. C’est presque écrit sur son visage qu’elle a été envoyée par la Famille pour nettoyer ce type. Or si ce type a des informations compromettantes, la Famille n’enverrait pas n’importe qui s’occuper de lui mais plutôt quelqu’un de digne de confiance. Donc cette personne n’est pas qu’un simple Nettoyeur mais quelqu’un de potentiellement bien vu par la hiérarchie. Ou alors, je me trompe totalement, j’estime ma marge d’erreur à 8%.

Céd ne voulait plus seulement voir la suite du film. Après réflexion, il voulait en faire partie. S’il souhaitait devenir indépendant un jour, il aurait tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec les différentes autorités de cet univers, et la Famille en faisait partie. Ils pourraient faire de très bons clients mais pour cela ils devaient connaître son existence.

Et ce n’était pas sa guilde, Les Onze Doigts, qui allait l’aider à devenir indépendant. Ils le voyaient comme une poule aux oeufs d’or, servaient d’intermédiaire pour toutes les démarches commerciales et s’attribuaient en grande partie ses mérites.

Cédric observa la jeune femme écraser le visage de Jack contre le sol. La scène aurait pu être choquante pour bien des adolescentes mais il n’en était pas à son premier mort. Dans le monde réel, il aurait fui puis vomi ses tripes dans une ruelle avant d’appeler les autorités et ses parents. Mais à Dreamland, son impassibilité était encore plus exacerbée que dans le monde réel, et il avait une moralité assez rationnelle.

Ce gars avait probablement provoqué indirectement ou directement la mort de beaucoup de personnes. Il savait ce dans quoi il trempait et méritait son sort. Tout comme Céd acceptait de pouvoir mourir à tout moment, en se mêlant de ce qui ne le regardait pas. Et cet état de fait le rendait plutôt calme.

La jeune femme se tourna vers lui et lui demanda de quelle guilde il parlait plus tôt.

—Slurp, slurp Ma guilde s’appelle Les Onze Doigts. C’est une petite guilde de Zamora qui, par amour du goût du vol, exporte ses activités depuis maintenant plusieurs semaines. Et toi, tu fais bien partie de la Famille ?

Il avait abandonné avec le vouvoiement. Il ne la voyait pas comme une cliente potentielle et il n’agissait plus en tant que Céd, voleur de sa guilde.

Elle poursuivit avec ses questions, elle ne souriait pas. Elle ne le traitait pas comme un gosse mais comme un adulte. Même s’il ne le montrait pas, intérieurement, ça lui plaisait. Il aimait les gens suffisamment intelligents pour le prendre au sérieux.

Il finit sa brique avec un dernier slurp bien sonore, chercha du coin de l'œil une poubelle où l’y glisser et finit par abandonner.

— Mes commanditaires m’appellent Céd, je suis un voleur. J’ai déjà eu l’occasion de travailler pour la Famille, mais jamais directement. Pour des raisons qui ne regardent que moi et qui vous sembleraient de toute façon ridicules, j’ai besoin de gagner en influence et d'agrandir mon carnet de contacts aussi rapidement que possible. J’aimerais donc faire affaire directement avec la Famille, faire mes preuves. Avec dans l’idée, un jour, d’avoir suffisamment d’alliés pour atteindre mes objectifs.

Pendant l’ombre d’un instant, en évoquant ses objectifs, le visage de Céd s’était rembruni. Mais il avait rapidement recouvré sa flegme habituelle.

— Et toi, qui-es-tu ? Je ne connaissais pas bien ce Jack mais il n’avait pas l’air d’être homme à donner du “Madame” à un simple nettoyeur.