La mer des tentes... Une affaire de famille !

Céd, sous l’identité de Léonard Winston, magnat de l’industrie fromagère de Dreamland, avait rendez-vous pour affaire au Consulat des coussins unis. En apparence, il s’agissait de négocier la livraison d’une très grosse cargaison de gruyères (que Céd ne possédait pas puisque Léonard Winston n’existait que dans certains registres de Relouland et lui servait à blanchir son argent ou à préparer ses futurs larcins). En réalité, Céd était sur un très très gros coup. Peut-être l’un des plus gros de sa carrière.

Il n’avait pas encore tous les détails mais sa guilde avait prévenu Céd que le client payait grassement, très grassement. Et que sa cible était l’organisateur de l’une des soirées les plus déjantées de Dreamland, Richard Malory.

C’est pourquoi Céd avait intégré la S-Fest et se retrouvait à ramper dans une galerie de coussins, à la recherche du fameux Consulat.

Bien sûr, le jeune homme s’était posé des questions. Pourquoi faisons-t-on appel à lui et à sa guilde plutôt qu’à la Famille ? Pourquoi lui donnait-on rendez-vous au Consulat des coussins unis, plutôt qu’à la buvette ou qu’au carré VIP ? Cela n’aurait pas été plus discret de se donner rendez-vous dans l’une des multiples galeries de la mer des tentes, quitte à jouer la carte de la discrétion ? Et pourquoi quelqu’un dépensait autant d’argent pour voler quelque chose à Richard Malory, pas forcément connu pour être le plus riche, crédible et puissant des membres de la ligue S, alors que la plupart de ses confrères étaient également présents.

Il n’avait pas fallu longtemps à Céd pour déterminer la réponse la plus vraisemblable: le commanditaire devait certainement être juste très très con et pas forcément bien renseigné sur ce qui se fait en matière de vol et de crime. Le genre de mec capable d’écrire sur Google “Comment monter une fraude à l’assurance ?” ou “Comment commettre le crime parfait ?”. Un bourrin qui avait des raisons d’en vouloir personnellement à Richard. Mais si la curiosité de Céd le poussait à chercher des réponses à ce genre de question, sa conscience professionnelle ne se souciait que de savoir ce qu’il devait voler et où était sa cible. Le reste, il comptait le déterminer en chemin.

Peut-être que sa cible était quelque part dans cette mer de coussins et de couvertures, en train de se fumer un gros spliff avant de monter sur scène ?

Céd rampait à vitesse modérée, l’air totalement blasé de tout, même lorsqu’il croisait des Voyageurs et créatures en train de jouer à “chercher la banane dans les coussins”. N’ayant aucune idée d’où se trouvait le Consulat des coussins unis, il attendait de rencontrer des gens moins occupés et plus coussinesques afin de leur poser la question.

Céd perdit rapidement la notion du temps. Il eut l’impression d’avoir passé une bonne décennie dans cette galerie de coussins. Il finit par croiser deux créatures dont les lampes frontales lui agressèrent les yeux. Elles avaient toutes les deux une épaisse barbe noire mêlée de plumes d’oie blanche, et maniaient des pioches.

— Bien le bonjour, je suis Léonard Winston et je cherche à rejoindre le Consulat des coussins unis où je dois me rendre pour affaire. Vous auriez une idée d’où c’est ? Je risque d’être en retard.
— Le consulat ? J’sais pô, t’sais où c’est, Roro ?
— Ah bédame, c’est à drète qu’il faut aller, lô. À drète toute !

On avait dit à Céd que tout le monde parlait la même langue à Dreamland mais ces créatures avaient un drôle d’accent et des expressions bizarres qu’il n’identifiait pas.

— Plaît-il ?
— Il a raison, le Roro. Tu vas à drète, pis encore à drète et dans une semaine t’y seras.
— Une semaine ? Mais le festival date de cette nuit ?!
— Vous n’avez aucune conscience du temps, vous autres Voyageurs. C’la a ’pas été créé c’tantôt lô mais il y a un bon bout d’temps. Et c’pas ces fourreurs de couvertures qui mettront à mal nos royaumes. Maintenant, du balai, on a des coussins précieux à extraire.

Céd ne dit rien et reprit sa route jusqu’à se retrouver hors de vue des deux mineurs. Il avait conscience que les choses à Dreamland ne tournaient parfois pas très ronds, mais là… C’était la fumée étrange qu’il avait senti dans les tunnels de couvertures qui faisaient péter les plombs à tout le monde ? En tout cas, le jeune Voyageur avait bien l’intention de ne pas se laisser inçuflencer… influ…incenfluer…

Je n’avais jamais remarqué à quel point les oreillers sont colorés et doux… Et si je m’arrêtais pour les contempler ? Ils sont là, ils nous abritent des intempéries, nous permettent de traverser des royaumes entiers et personne ne me demande de les voler. Pourtant, ils sont si vulnérables, si moelleux et puis c’est grâce à eux que l’on peut atteindre Dreamland. Il faut les protéger.

Les yeux dilatés, Céd se sentait soudain investi d’une nouvelle mission : protéger les coussins. Il était à présent de son devoir de s’assurer qu’il n’arrive rien à ces êtres vulnérables. Et pour cela, il devait prendre un raccourci afin de venir en aide aux coussins les plus menacés, ceux à proximité des adorateurs de couvertures mentionnés par les braves mineurs.

Il fit une prière d’excuse avant d’ouvrir un trou dans le mur de coussins. Il savait que le trou allait se résorber mais cela lui faisait du mal d’avoir amoindri la beauté du paysage. Même si c’était pour la bonne cause. L’air pur lui agressa les poumons, ça sentait l’alcool, la pisse et le tabac froid. Vite, il devait retourner dans les galeries, retrouver la bonne odeur de taies, d’oreillers et de son enfance trop vite disparue.

Après avoir fait quelques pas entre deux galeries de coussins, il rouvrit un autre trou dans ce qui semblait être un fort de coussins un peu plus spacieux et fit face à une scène invraisemblable : une Voyageuse blonde tenait entre ses mains le coussin le plus lumineux et sonore qu’il n’ait jamais vu et entendu. Oui, sonore, c’était directement la musique du Seigneur des coussins qui chantait à ses oreilles, une sorte de “Ooooooooooooooooooooh” délivré par tout un chœur d’anges aux ailes d’oie, géniteurs de plumes d’oreillers. Il n’avait aucun doute, ni le besoin de se livrer à un quelconque exercice mental. Il l’avait devant lui, le Coussin Unique, l'Élu.

Autour du coussin, ça causait malédiction, transpiration, négociation. Céd venait de sortir d’un trou, il avait l’effet de surprise pour lui. Il fit ce qu’il savait faire de mieux : voler. Il fit apparaître un trou à portée de bras, un autre dans la même direction mais à portée du coussin et glissa son bras dans le trou de ver ainsi généré pour récupérer le coussin. Puis, il se mit à courir à l’Extérieur, là où l’odeur était âcre et dérangeante, le coussin contre sa poitrine en gueulant:

— Je vais mettre le Messie en lieu sûr, là où personne ne pourra lui faire de mal ! Je vais l’amener au Consulat des coussins unis.

Je sais pas quelle herbe ou fuite de gaz était responsable de ce carnage, mais c’était de la bonne.

Après être sorti à l’Extérieur pendant près de 5 minutes (soit plusieurs semaines), Céd se sentait nauséeux tant les odeurs de bière et d’urine agressaient ses narines chastes. Il devait en être pire pour le Petit Coussinet et il se décida à rapidement revenir dans le fort de coussins, d’autant plus qu’il était suivi par une sorte de gamin hyperactif qui lui criait des propos belliqueux. Certainement un fanatique de la faction adverse !

Il fit un trou dans un fort de coussins, de manière à s’y engouffrer, et le referma derrière lui. Voilà qui devrait empêcher son poursuivant de… En fait non, il y eut un vacarme épouvantable et il entendit de nouveau les cris du gosse. Il accéléra le pas, son coussin pressé contre lui, et prit un virage très serré.

— Ne vous inquiétez pas, Votre Douceur. Je vais vous protéger, tout va bien se passer.

Des mains attrapèrent Céd et il se retrouva plaqué contre les deux coussins les plus doux, fermes et voluptueux du royaume. Il raffermit sa prise sur son coussin, prêt à vendre chèrement son tissu, mais la créature ne semblait pas en avoir après lui. Elle avait placé sa main douce sur les lèvres de Céd pour l’empêcher de hurler, chose qu’il n’avait de toute manière pas envie de faire. Il se calma, tandis que le gamin hurlant suivi d’une horde de dégénérés passait devant eux

La jeune créature lui fit ensuite un petit laïus que Céd écouta à moitié, le regard fixé sur les deux polochons qu’il voyait se soulever au fur et à mesure que la religieuse s’exprimait. En temps normal, il n’était pas trop travaillé par ses hormones mais là, il avait envie de goûter à toutes les douceurs que ce monde d’oreillers et de plumes pouvait lui offrir.

Il remit donc le coussin à celle qui lui donnait du “Grand Héros”, gonfla le torse et répondit de sa voix la plus grave:

— Ah, il me pourchassait donc car il croyait que j’étais un partisan de la Grande Couverture Lactée ? Je vais lui prêter main forte, noble prêtresse, puis je viendrais en vous, euh… à vous, pardon, chercher réconfort et douceur.

Il rougit, espéra que la créature ne le remarqua pas. Celle-ci lui tendit un coussin gris, très rugueux, qui avait l’air d’avoir été trempé dans du ciment puis laissé au soleil. Un coussin de siège, une arme de destruction massive dont la rugosité avait dû égratigner de nombreuses joues pendant de nombreuses batailles.

Céd se saisit du coussin, lança un dernier regard à la douce et au Saint Polochon et se mit en route. Retrouver l’autre ado n’était pas bien difficile : il suffisait de suivre les cris. Il se mit à courir, jusqu’à arriver dans une espèce de cul de coussin où une douzaine de Couverturiens avait commencé à border un ado gesticulant et hurlant. Il n’y avait pas de minute à perdre.

—Traversin ! Calfeutrage ! Que trépasse si je faiblis !

Céd hurla ce cri de guerre comme s’il n’était pas un simple Voyageur, arrivé dans ce royaume illusoire par hasard, mais un authentique Chevalier Coussin, ayant participé à de nombreuses batailles dont celle des Cinq Chambres à Coucher. Armé de son robuste et lourd coussin de siège, les membres des brigades couvertines ne virent pas en lui l’ado gringalet qu’il était mais une authentique machine à égratigner, les joues de certains se mirent même à les démanger.

La bataille fut féroce. Céd frappait à tout va, hurlant des synonymes de coussin, parfois touchant un bras, une jambe, des couilles, parfois se contentant de traverser une couverture tendu comme un taureau face à un matador. Il se fatiguait rapidement et finit par s’effondrer au sol, les bras endoloris.

Il y avait douze membres face à lui lorsqu’il était intervenu. Il n’en restait plus que… douze ! Enfin onze, si on considère que celui qui se tenait les parties intimes en chouinant était hors jeu. Les couvertures tendues, face à un Céd sur le cul, respirant bruyamment, l’issue de la bataille semblait inéluctable. Mais le jeune homme avait encore une carte à jouer.

—J’en appelle à la puissance d’Astaroth, seigneur des Coussins Démoniaques. Fais de moi le Troueur et permets moi de rapiécer les couvertures de mes ennemis !

Théâtralement, Céd se leva d’un bond et leva les bras en l’air. Il fit apparaître sur les couvertures autour de lui des réseaux de petits trous d’1m sur 1m. C’était une capacité qui consommait peu d’énergie et qui n’avait aucune utilité en combat puisqu’elle n’affectait même pas les résistances des tissus en question. C’était purement visuel.

Mais Céd comptait sur le bluff. Il se mit à se convulser et à pousser des cris rauques, tandis que le sol et les alentours se recouvraient de plein de petits trous.